L’aveugle et le sourd (une fable)
Gino, l’auteur de ce texte, est une personne vivant avec le VIH et atteinte de surdité qui habite en Estrie.
Dans la ville où j’ai eu mes dix-huit ans, il y avait deux personnages qui m’intriguaient tant par leur différence que par leur bonheur de vivre. Un sourd et un aveugle, qui souvent me semblaient ignorés de par leur handicap. Mais des deux, celui qui était le plus à plaindre était le sourd…
« L’aveugle, c’est le sage. Le sourd, lui, est un sot. »
Un aveugle jouit, au sens strict, de la considération générale: on voit son handicap. Le fait qu’il soit privé du spectacle du monde — des arts, des paysages, des étoiles — est une trop grande tragédie pour qu’on n’en soit pas touché. On le respecte, on l’entoure, on guide ses gestes, on répond à son appel. On s’émerveille du courage avec lequel il surmonte sa capacité différente dans les actes ordinaires de la vie, et on lui tire notre chapeau. Puis, on le reconnaît de loin à sa canne blanche, à son chien, à son maintien un peu hiératique. Et quand des verres fumés ne cachent pas ses yeux, on admire son regard impressionnant d’intériorité. Bref, l’aveugle, c’est le sage.
Le sourd, lui, est un sot. Il se confond à la foule des gens valides. Rien ne l’en distingue. Bien qu’évoluant parmi eux, comme l’un d’eux, il perturbe les conversations. Il faut parler plus fort pour lui et quand c’est son tour d’intervenir, comme il a entendu de travers, il commet d’involontaires coq-à-l’âne qui font pouffer l’assemblée. Le sourd a beau être là, il est hors-champ, hors du coup. Il se fait remarquer par ses pataquès et ses fautes de liaison, non par ses prouesses comme le malvoyant. On n’admire pas son habileté: on rit de ses erreurs. Dans les salons, on le laisse dans son fauteuil et on l’oublie.
Il est sans doute dans la nature des choses que la surdité, et non la vue basse, soit source d’un malentendu. Quand un homme guetté par la cécité voit la ponctuation, puis les lettres, puis les lignes s’évader des livres qu’il lit, qu’il voit les pages blanchir et qu’enfin les livres eux-mêmes disparaissent des rayons, il sait bien que ses yeux défaillent et il ne fait pas remontrance à sa bibliothécaire. Prévenu de la chose, il se garde d’accuser les hommes. D’ailleurs, ces derniers prennent bientôt tous la même tête, jusqu’à n’avoir plus de tête du tout. Ils finissent par se métamorphoser en fantômes. Mais ils n’y sont pour rien. De toute façon, nos prunelles sont réputées pour leur fragilité.
Mais le sourd met du temps à s’apercevoir de la progressive conquête du silence. Les bruits autour de lui s’atténuent si lentement qu’il ne se rend compte de rien. Le quartier est calme, voilà tout. Sa main donne un tour de plus au bouton de la radio. Ces appareils, on le sait, sont de la camelote. Ce sont les autres qui se conduisent mal à son égard. Qu’ont-ils donc tous à marmonner entre leurs dents? La surdité se cache sous l’impolitesse de ces murmures. Et le sourd, même quand son infirmité est confirmée, se fait régulièrement rendre la monnaie de sa pièce.
S’il n’a pas entendu après une deuxième répétition, on lui dit « Ah laisse tomber, j’ai rien dit ». Ceci après s’être ouvert la bouche et balancé la langue.
« On lui fait la sourde oreille, au sourd. Son malheur est finalement que les autres ne l’entendent pas. »
On aide volontiers un aveugle à traverser la rue, c’est même une bonne action. Mais adapter son langage à une oreille déficiente, cela agace. On préfère accuser l’autre de ne pas écouter. Et quand le sourd prononce ses éternels « Comment? » « Que dites-vous? », on se met à hurler, autant pour qu’il entende que par subite colère. Voilà son drame: on ne lui fera comprendre qu’en se fâchant. C’est lui faire payer cher les plaisirs de la conversation. Ses interlocuteurs ignorent combien ils lui ont déchiré les oreilles en criant. Car oui, c’est étrange, mais ce sont bien les sourds qui supportent le moins les cris et le vacarme. Ils n’ont besoin, pour la plupart, que d’une parole bien claire, bien articulée et naturelle. Une demande modérée. C’est peut-être pour cela qu’on lui fait la sourde oreille, au sourd. Son malheur est finalement que les autres ne l’entendent pas.
D’autres témoignages comme celui-ci se retrouvent dans le numéro 25 du Remaides Québec.
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